Comme l’écrit Ernst Mayr, « aucune idéologie n’a influencé plus profondément la biologie que la pensée téléologique » [1]. Ce mode de pensée consiste à comprendre les phénomènes à partir de leur finalité (télos), de leur but, et il a en effet imprégné toute l’histoire de la biologie, d’Aristote, à Darwin, en passant par la philosophie biologique de Kant.

Aujourd’hui encore, décrire le fonctionnement d’un organe consiste à décrire le rôle qu’il joue pour la survie du tout qu’est l’organisme. Expliquer le développement d’un embryon consiste à expliquer comment chaque étape est dirigée vers le développement d’un organisme adulte viable. Comprendre comment un trait a évolué consiste à comprendre la fonction qu’il a jouée au moment où il a évolué, ce pour quoi il a été sélectionné. Le phénomène, ou le trait considéré, est alors expliqué par son effet, au contraire de ce que nous avons dans les explications mécanistes (qui dominent la science moderne et nos sciences contemporaines) où le phénomène est expliqué par sa cause prochaine ou antérieure. La biologie est donc l’une des rares sciences, où subsiste, encore aujourd’hui, une forme de pensée finaliste ou téléologique[2]. Cela est également vrai pour la biologie de l’évolution, alors même que la théorie darwinienne semble avoir fourni une explication mécaniste de l’adaptation qui rend superflu le recours à la finalité. La question est donc de savoir pourquoi la biologie a besoin de ce recours à la téléologie pour penser son objet ? Car, selon un trait d’esprit qu’on attribue généralement au généticien Haldane John Haldane : « La téléologie est comme une maîtresse pour le biologiste : il ne peut pas vivre sans elle, mais il ne veut pas être vu avec elle en public ». Il faut également se demander si la biologie peut se passer de cette pensée de la finalité, bien étrangère à notre conception de la science contemporaine ?



[1] Mayr, Ernst, “The Idea of Teleology”, Journal of the History of Ideas, vol. 53, n° 1, 1992, pp. 117-135, ici p. 117.

[2] Finalisme et téléologie sont presque synonymes. La téléologie est l’étude de la finalité. Elle suppose le finalisme : l’idée que les phénomènes sont dirigés vers un certain but, et qu’il faut donc comprendre ce but pour comprendre les phénomènes en question.

Bibliographie :

-       Aristote, Parties des animaux, éd. et et rad. P. Pellegrin, Flammarion, Paris, 2011.

-       Kant, Emmanuel, Critique de la faculté de juger [1790], éd. et trad. A. Renaut, Paris, Flammarion, 1995.

-       Bernard, Claude, Leçons sur les phénomènes de la vie, communs aux animaux et aux végétaux [1878], Paris, J. B. Baillière et fils, 1885.

-       Bergson, Henri, L’Évolution créatrice [1907], dir. F. Worms, éd. A. François, Paris, PUF, 2007.

-       Canguilhem, Georges, La connaissance de la vie [1952, rééd. revue et augmentée 1965], Paris, Vrin, 1975.

-        Monod, Jacques, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris, Seuil, 1970.

-        Jacob, François, La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Paris, Gallimard, 1976.

-       Gayon, Jean “De la biologie à la philosophie de la biologie” dans F. Monneyeur (Ed.), Questions vitales. Vie biologique, vie psychique, Paris, Éditions Kimé, 2009.

-       Méthot, Pierre-Olivier, “Qu’est-ce que la philosophie de la biologie ?”, Phares, vol. 14, 2014, pp. 4-9.