
À partir des années 1940 et 1950, stimulée par le démantèlement progressif des empires coloniaux européens et par certains événements historiques marquants - la conférence de Bandung (1955), la révolution cubaine (1953-1959) et la révolution algérienne (1954-1962), ainsi que le mouvement panafricain, la lutte pour les droits civiques aux États-Unis et la résistance aux dictatures militaires en Amérique latine -, la philosophie a commencé à prendre conscience de son eurocentrisme et à réfléchir à cette notion pour la première fois. L’objectif de ce cours est précisément de reconstituer la genèse de la thématisation de l’eurocentrisme dans la philosophie francophone du XXe siècle, en retraçant les analyses des principaux.ales auteur.e.s impliqué.e.s, en montrant leur fécondité pour les théories décoloniales et postcoloniales contemporaines et en ouvrant aux pistes d'investigations contemporaines.
À travers les réflexions d'auteur.e.s européen.ne.s comme Claude Lévi-Strauss, Pierre Clastres, Gilles Deleuze et Félix Guattari, de penseur.euse.s directement impliqué.e.s dans la lutte anticoloniale des années 1950 et 1960 comme Aimé Césaire, Frantz Fanon et Trần Đức Thảo et des perspectives théoriques qui ont émergé depuis les années 1970 (d'Eduardo Galeano à Paulo Freire, d'Edward Saïd à Ngũgĩ wa Thiong'o, de Gayatri Spivak à Samir Amin), on tentera de répondre aux questions suivantes : est-ce qu’on peut identifier dans la pensée francophone du XXe siècle quelques moments clés qui pourraient être considérés comme une proto-émergence des théories décoloniales et postcoloniales d’aujourd’hui ? Quand et comment la philosophie s’est-elle ouverte à la réflexion sur l’altérité non européenne ? Quels sont les textes qui ont joué un rôle prépondérant pour ouvrir la voie à une dés-eurocentrisation de la pensée, même si celle-ci est encore loin d’être atteinte ? Quel est le poids historique de ces auteur.e.s qui, bien qu’issu.e.s de traditions et de champs disciplinaires différents, partagent le mérite d’avoir introduit dans le milieu philosophique francophone des réflexions sur les notions de race – et ses rapports avec classe et genre –, de subalternité, de modernité et, plus généralement, sur les rapports de force coloniaux qui marquent encore aujourd’hui les multiples aspects de la société (économiques, politiques, culturels, épistémologiques) ? Quelles sont les conséquences théoriques - de la décolonisation des épistémologies à la mise au point de nouvelles formes de subjectivité, en passant par la formulation de nouvelles utopies émancipatrices - qui découlent du geste d'une dés-eurocentrisation de la philosophie, d'un décentrement des savoirs fondé sur une géopolitique de la pensée qui prend finalement au sérieux les savoirs produits au sein du Sud global ?
Nous retracerons donc ce que l'on pourrait considérer comme la genèse francophone des approches décoloniales et postcoloniales contemporaines, en évaluant dans quelle mesure les auteur.e.s et les concepts mobilisés à partir de ce type de réflexions sont toujours déterminants pour les perspectives théoriques et militantes d'aujourd'hui, en référence notamment au féminisme, à l'écologie et à l'anthropologie, qu'on tentera d'esquisser dans la conclusion du cours.
- Teacher: Davide Pilotto