Leone GAZZIERO, « La logique médiévale comme Sprachphilosophie (I): Fallaciae », Master 1 « Philosophie du langage »

D’où vient le besoin logique et pourquoi ne peut-on pas s’en passer ? La réponse que la tradition latine a apporté à la question est remarquablement unanime. Elle est aussi ancienne que Boèce († 524ca) et on la retrouve à quelques variations mineures près chez Pierre Abélard, Hugues de Saint Victor, Jean de Salisbury, Robert Kilwardby, Albert le Grand, Roger Bacon, Lambert d’Auxerre (Lagny), Thomas d’Aquin et jusqu’à Guillaume d’Ockham et Adam de Wodeham. Comme le rappelait encore Jean Buridan, héritier en cela d’une longue et illustre tradition, la logique est – entre autres mais au premier chef – « exstirpativa falsarum rationum [sert à extirper les mauvais arguments] », c’est-à-dire qu’elle a un rôle thérapeutique vis-à-vis de l’âme qu’elle est appelée à purger de ses erreurs. Cette purification consiste à faire le tri entre bons et mauvais arguments tels qu’ils sont formulés dans et par le langage naturel plutôt qu’à l’aide de langages formels ou formalisés, ce qui est davantage dans les habitudes des logiciens modernes et contemporains. C’est pourquoi il n’y a pas lieu de s’étonner face à l’engouement des médiévaux vis-à-vis de tout ce qui est susceptible de dérailler le raisonnement, notamment en raison de la tendance naturelle de la raison à considérer que tout ce qui se passe au niveau des mots et des discours se passe également au niveau des choses dont on parle.

Le cours abordera la dimension linguistique de la logique médiévale, c’est-à-dire que nous explorerons ce qui fait de la logique médiévale – notamment au sein de la tradition de langue et culture latine – entre autres mais au premier chef une réflexion sur le langage. Nous explorerons en particulier les outils que les logiciens médiévaux ont développé pour repérer et neutraliser les « fallaciae in dictione », c’est-à-dire les pseudo-arguments ou les raisonnements qui n’infèrent pas correctement leur conclusion tout en donnant l’impression de le faire, dont le ressort coïncide avec une anomalie linguistique (homonymie, amphibolie, division et composition, forme de l’expression, etc.). Nous étudierons la façon dont les Latins ont disséqué leurs mécanismes et les leçons qu’ils ont tirées pour comprendre la nature du langage et ses bonnes pratiques.

Bibliographie indicative :

SOURCES (tous les textes latins seront accompagnés par une traduction française qui, lorsqu’elle n’est pas dans le commerce, sera expliquée et commentée lors de séances du cours)

 Anicii Manlii Severini Boethii in Isagogen Porphyrii Commentum. Editio secunda, S. Brandt (ed.), Wien, F. Tempsky, 1906.

Anonymi Logica cum sit nostra, L.M. de Rijk (ed.), Logica Modernorum, Assen, Koninklijke Van Gorcum, 1967.

Guillelmi de Ockham quod fertur Tractatus logicae minor, E.M. Buytaert, G. Gal and J. Giermek (ed.), St. Bonaventure, St. Bonaventure University, 1988.

Hugonis de Sancto Victore Didascalicon, C.H. Buttimer (ed.), Washington, The Catholic University of America Studies, 1939.

Iohannis Buridani summulae logicales. De propositionibus, R. van der Lecq (ed.), Turnhout, Brepols, 2005 IohannesBuridanusSummulaeDePropositionibusVanDerLecq2005.pdf.

Summa Lamberti (Lambert d’Auxerre) [SE47], F. Alessio (ed.), Firenze, La Nuova Italia, 1971.

Petri Abaelardi Epistolae, E.R. Smits (ed.), Groningen, Rijksuniversiteit te Groningen, 1983.

Roberti Kilwardby de ortu scientiarum, A.G. Judy (ed.), London, British Academy - Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval studies, 1976.

Rogeri Baconis Summulae dialectices, A. de Libera (ed.), Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Age, 54, 1986.

ETUDES

A. Bäck, « The Ordinary Language Approach in Traditional Logic », in K. Jacobi (ed.), Argumentationstheorie. Scholastische Forschungen zu den logischen und semantischen Regeln korrekten Folgerns, Leiden, Brill, 1993, p. 507-530.

L. Cesalli, « Medieval Logic as Sprachphilosophie », Bulletin de philosophie médiévale, 52, 2010, p. 117-132 ; L. Cesalli, « Faut-il prendre les mots au mot ? Quelques réflexions logico-sémantiques sur le pouvoir des mots », dans N. Bériou, J.-P. Boudet et I. Rosier-Catach (éd.), Le pouvoir des mots au Moyen Age, Turnhout, Brepols, 2014, p. 23-48.

A. de Libera, « La logique médiévale comme logique naturelle (Sprachlogik). Vues médiévales sur l’ambiguïté », dans B. Mojsisch (éd.), Sprachphilosophie in Antike und Mittelalter. Bochumer Kolloquium, 2-4 Juni 1982, Amsterdam, Grüner, 1986, p. 403-437.

A. de Libera et I. Rosier, « La pensée linguistique médiévale », dans S. Auroux (éd.), Histoire des idées linguistiques, T. 2. Le développement de la grammaire occidentale, Liège, Mardaga, 1992, p. 115-186.

S. Ebbesen, « The Way Fallacies were Treated in Scholastic Logic », Cahiers de l’Institut du Moyen Age Grec et Latin, 55, 1987, p. 107-134 ; S. Ebbesen (éd.), Sprachtheorien in Spätantike und Mittelalter, Tübingen, G. Narr, 1995.

P. Müller, « La dottrina delle fallaciae in dictione in Ruggero Bacone », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 3, 1992, p. 453-490.

B. Tremblay, « La Logique comme science du langage chez Albert le Grand », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 98, 2014, p. 193-239.